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Article de Edgar Morin

mercredi 18 août 2010, par Jean Luc Penet

Extraits « des valeurs pour un monde plus humain »

Rencontre avec Edgar Morin Propos recueillis par Jacques Durand.

A 89 ans Edgar Morin parcourt inlassablement la planète pour donner des conférences internationales. Il est consulté par des gouvernements notamment en Amérique du Sud. Son travail exerce une forte influence sur la réflexion contemporaine à travers le monde

Le développement durable, une réelle solution ou pure vaseline

Le terme « développement » est de la pure vaseline. Les trois mots, développement, occidentalisation et mondialisation sont les trois faces d’un même processus qui conduit la planète vers des catastrophes, pourquoi ?

Le développement crée des petites zones de prospérité et des grandes zones de misère. Il suffit de voir les ceintures de bidonvilles autour des grandes villes d’Afrique, d’Amérique Latine. Le développement détruit les solidarités traditionnelles, accroît les corruptions, il apporte un minimum de choses positives. C’est une formule homogène occidentalisante appliquée à des contextes tout à fait différents sans tenir compte des cultures, comme si celles-ci n’avaient aucune valeur ! Alors que chaque culture a ses vertus, ses qualité et ce, jusqu’au plus petit peuple d’Amazonie.

Gardons du développement ce qu’il a de valable, tout en intégrant une politique pour l’humanité qui vise des symbioses, des complémentarités. Par exemple dans les médecines, pourquoi opposer l’orient aux traditions millénaires qui ont fait leur preuve (Tao, Ayurvéda) et l’occident avec ses qualités et ses limites, je propose une symbiose, une coopération. Les peuples d’Amazonie connaissent les vertus des plantes, leurs secrets, les shamans ont des pouvoirs guérisseurs. Le vrai universalisme est une symbiose des qualités propre à chaque culture, loin d’idéaliser les cultures traditionnelles, il s’agit de combattre ce qu’elles comportent de dogmatisme, d’autorité inconditionnée des chefs et des pères, l’émancipation de la femme qui est une chose importante.

Sur la planète, on peut changer d’orientation mais pas de voie immédiatement parce que nous sommes lancés à toute vitesse, dans une sorte de vaisseau spatial avec ses moteurs pas contrôlés : science, technologie, économie, profit, avec en plus un développement des fanatismes divers, une dégradation de la biosphère, une prolifération du nucléaire, une économie mondiale dérégulée qui ira de crise en crise.

La situation est dégradée, il nous faut changer de voie, certains sur la planète ont déjà commencé, car il existe sur la planète des myriades d’initiatives locales, pour l’agriculture biologique, pour dépolluer un lac, pour créer une solidarité, pour résoudre des problèmes de chômage, pour créer une ville saine comme Fribourg en Allemagne.

Les initiatives existent partout dans la société civile mais elles ne se connaissent pas, certaines sortent au niveau mondial, par exemple Muhammad Yunus, prix Nobel de l’écononmie pour avoir créé la Gramen Bank, une banque pour les pauvres et détenue par eux. A mon avis tout est à changer, il faut lancer des réformes dans tous les domaines : économique, social... tous ces mouvements de réformes devraient se conjuguer pour devenir une force, c’est ainsi qu’une voie nouvelle pourra s’affermir et que l’ancien dépérira pour finalement se désintégrer.

Bien sur c’est gigantesque, mais tout a toujours commencé de façon modeste ; que ce soit le message de Jésus, de Bouddha, de Mahomet, que ce soit le capitalisme, le socialisme au début... toutes furent des initiatives isolées, mais il y avait des conditions de crise, de nécessité pour que la force de leur message se répande.

Parfois pour le meilleur, parfois pour le pire. En résumé : "Un système qui n’a pas les moyens de traiter ses problèmes est condamné soit à la régression, voire la mort, soit en se dépassant lui-même, à la métamorphose. En refusant la régression, en résistant à la mort, oeuvrons pour la métamorphose".

Quelles sont les valeurs humaines à cultiver pour se préparer à une métamorphose, pour vivre dignement ensemble sur une même planète nourricière ?

En premier lieu, nous sommes dans une société où ceux qui ont un certain niveau de vie subissent une intoxication consumériste alors que les autres vivent dans la sous consommation. A ceux qui ont plus, il s’agit de leur faire comprendre consciemment ce que chacun sait inconsciemment, c’est que l’amour, l’amitié, sont beaucoup plus importants que le fric. Quand on est seul on se console avec l’argent ; plus le monde sera « sec », plus on fera des achats pour compenser un manque.

Deuxièmement une éducation de civilisation s’impose, il faut comprendre que mieux c’est mieux que plus, que la qualité est plus importante que la quantité. Dans le monde où nous vivons, tout est fondé sur un calcul où tout est faux, même quand vous calculez le PIB d’un type dans un bidonville urbain, il semble être le même que celui d’un paysan d’Afrique du Nord, ou d’un habitant d’une médina... mais c’est sans compter la solidarité entre voisins, avec la famille, peut être du travail au noir ou une économie souterraine... Apparemment, selon le PIB, ils vivent à un niveau très bas, pourtant, nous pouvons voir qu’ils vivent d’une autre façon, et ils peuvent survivre.

Quand la solidarité est là, il y a des choses non calculables qui peuvent se produire, le message c’est d’aller dans le sens de la qualité de la vie avec les siens, sa famille, ses amis plutôt que dans d’être soi-même emporté dans un tourbillon de vie chronométré, millimétré.

Faire prendre conscience ce que chacun sait dans les profondeurs de lui-même dont il ne peut pas se libérer car il est pris dans un système d’intoxication. Bien entendu, la réforme de vie est au cœur de toutes les réformes !! Le faire radicalement est très difficile, certains ont essayé vers 1968 dans les petites communautés, ce furent des lieux féconds un certain temps puis ils se sont désintégrés avec les querelles, les incompréhensions... La réforme de vie peut commencer de façon modeste, en observant sa propre consommation, des revues comme « UFC Que Choisir » peuvent nous aider dans nos démarches. En France il s’agirait de créer une ligue puissante de consommateurs qui pourrait peser et ainsi faire accélérer les réformes.

Marx avait dit que le capitalisme ne créait pas seulement un produit pour le consommateur, mais un consommateur pour le produit. Nous pourrions boycotter certains produits si nous étions unis !

Les valeurs nous les connaissons tous : solidarité et responsabilité se sont des valeurs essentielles. La tendance serait de réduire l’autre à un aspect secondaire, négatif ou péjoratif. Je suis frappé de voir autant d’incompréhension dans nos relations les plus diverses, l’autre devient un dégueulasse, une salope... Prendre soin de soi c’est aussi prendre soin de l’autre.

Edgar Morin est né le 8 juillet 1921. Il est connu internationalement comme sociologue et philosophe français.

Parmi ses livres les plus récents :
- Pour une politique de civilisation, Arléa 1997
- "Edgar Morin l’Indiscipliné" une biographie paru au Seuil en 2009
- Vers l’abîme, L’Herne 2007
- Où va le monde, L’Herne 2007
- La pensée tourbillonnaire- introduction à la pensée d’Edgar Morin, Editions Germina
- Entretiens Edwige, l’inséparable, Fayard 2009.

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