Imaginez qu’on vous supplie de convaincre un terroriste de ne pas passer à l’acte. Que feriez-vous ?
Le philosophe, théologien et prêtre orthodoxe Jean-Yves Leloup en a fait l’expérience.
Il y a dix ans, Jean-Yves Leloup reçoit un étrange coup de fil. Une de ses connaissances, au Maroc, l’appelle pour le supplier d’empêcher son frère de faire sauter, au nom d’Allah, la Chapelle Sixtine. L’homme est déjà à Rome. Le prêtre le connaît, mais il doit animer un week-end de réflexion à Paris. Que faire ? Respecter ses engagements, ou se jeter dans la gueule du loup ? Il hésite, liste les « bonnes raisons » de passer outre. « Mais à un moment, les choses basculent. Devant l’intensité de la demande, il faut dire oui », explique Jean-Yves Leloup aujourd’hui. Son avion pour l’Italie a du retard… Mais il finit par atterrir. Le terroriste est sous la surveillance de la police, mais celle-ci demande au prêtre d’essayer de le raisonner. En Israël et Palestine, il a déjà réussi à désamorcer des bombes humaines… Quand le djihadiste le croise dans son hôtel, il n’en est pas étonné. Commence alors entre les deux hommes un intense huis-clos.
Pourquoi livrer ce témoignage maintenant ?
Cet homme voulait détruire la Chapelle Sixtine. Récemment, l’Etat islamique a anéanti le site de Palmyre. Au XVème siècle, à Istanbul, l’église Sainte-Sophie a été convertie en mosquée. L’histoire ne cesse de se répéter. Au nom de leur dieu, des hommes détruisent. Dieu n’a pourtant rien à voir avec cette pulsion dévastatrice ! A mon sens, elle cache un nihilisme, plutôt qu’une spiritualité. Comme les révolutionnaires russes du début du XXe siècle, ces terroristes sont animés par l’envie de tuer pour tuer, d’anéantir pour anéantir. Ils manient parfois très bien les versets du Coran, mais le cœur n’y est pas.
Comment expliquer qu’un homme puisse en arriver à de telles extrémités ?
A l’origine de cette haine, il y a beaucoup de frustration. Au niveau des structures profondes, git sûrement une blessure narcissique, une réaction d’enfant qui n’a pas été reconnu, et qui trouve à s’affirmer dans un délire de toute puissance. Avant de découvrir la propagande islamiste sur Internet, beaucoup de ces jeunes n’avaient jamais fréquenté une mosquée, et flirtaient avec la délinquance. En détruisant des lieux aussi symboliques que la Chapelle Sixtine, ils pensent se doter enfin d’une image, ils deviennent des héros à leurs propres yeux. C’est pour cela que, selon moi, la méthode la plus juste est d’abord d’écouter, sans rien dire ni faire, sans intention ni jugement, jusqu’à ce qu’ils se déchargent et crachent leur haine – de l’autre, d’eux-mêmes. En les écoutant, on leur montre qu’ils existent, qu’ils n’ont pas besoin de détruire pour exister.
Vous avez d’abord essayé de dialoguer, sans succès…
L’espace donné à la parole n’est valable que si l’interlocuteur est raisonnable. Avec cet homme, le dialogue n’était plus concevable, il était dans un monologue, cloisonné dans l’idée que seul Allah existe. Dans une certaine vision du Coran, il n’y a que ce dieu là, que cette loi là, que cette société là. Aucune forme d’altérité n’est recevable, ni humaine ni divine. Soit l’autre s’assimile, en acceptant de se réduire au « même », soit il est exclu. A l’origine de cette haine, il y a beaucoup de frustration. Théologiquement, cela pose la question de ce que l’on nomme Dieu. Si rien d’autre qu’Allah n’existe, alors en toute logique, tout ce qui existe est Lui, je suis Lui, Lui est moi ! Quand on dit que Dieu est Un, il faut se demander comment il est Un. Est-ce en « sublime célibataire », comme disait Châteaubriand, ou dans la relation ? Pour le christianisme, il y a de l’autre en Dieu, il faut donc le respecter, comme un autre soi. Nous ne sommes pas des unités closes sur nous-mêmes.
L’altérité n’est pas la dualité…
Il n’y a pas d’autre que Dieu, mais il y a un autre de Dieu. C’est comme une mère et son enfant : son bébé n’est pas elle, mais il vient d’elle. Si Dieu est communion, s’il est relation, alors il induit le respect du visage et de l’être de l’autre. J’aime voir l’homme comme un champ de possibilités. Nous avons le choix : nous enfermer dans le moi, dans le connu, dans ce que nous croyons être la vérité. Ou nous ouvrir à plus grand, plus intelligent, plus vivant que nous. Souvent, nous ruminons nos petites idées, nous vivons dans notre mental, dans les mots, dans les représentations, dans les projections, et nous ne voyons plus rien. Nous consommons l’autre, son corps, son énergie, la Terre… Et qui dit consommer, dit consumer. Le paradis, pour moi, c’est communier avec l’Etre à travers les êtres. Quand je mange, je communie à la vie qui me nourrit. Quand je fais une rencontre, je communie à l’amour qui me fait exister. Quand quelqu’un m’enseigne quelque chose, je communie à l’intelligence, qui informe tout ce qui existe.
On reproche parfois à l’islam d’être intrinsèquement guerrier. Est-ce le cas ?
Dans le Coran, comme dans la Bible, on parle en même temps d’un dieu de miséricorde, de tendresse, et d’un dieu qui juge et extermine. C’est très sémitique. L’Evangile aussi a ses paradoxes ; Jésus peut y apparaître violent. L’Inquisition a tué au nom de l’Evangile, en pervertissant certaines de ses paroles – car comment fonder l’élimination de ceux qui sont différents sur un livre qui dit qu’il faut aimer ses ennemis ? Le Coran présente cette particularité d’avoir deux faces. Les textes dits de la Mecque rassemblent les révélations mystiques et les visions de paix reçues par Mohamed dans sa jeunesse. Ils présentent Allah comme celui qui réunit, apaise, guérit, pardonne. Le djihad, au départ, c’est le combat contre l’ennemi qui est en chacun de nous. C’est une transformation intérieure de l’énergie, un effort personnel contre sa passion, sa jalousie, sa volonté de puissance, son égo. Les textes dits de Médine, en revanche, datant de l’époque où Mohamed était devenu chef de clan, sont très guerriers. Que s’est-il passé ? Les musulmans ont du mal à accepter ses interrogations, car ils considèrent que le Coran est la parole directe de Dieu. Pour eux, il est impossible de dire que ce texte est sujet à interprétations. C’est pourtant le cas, puisque le Coran a été reçu et transmis oralement, avant d’être écrit sur des omoplates de chameau et des bouts de tissu. On découvre aujourd’hui qu’il en existe une dizaine de versions. Toute parole, à mon sens, est liée à un contexte. Si on l’en extrait, on la fige. Un catéchisme, qu’il soit religieux ou politique, nous dicte ce qu’il faut penser. Il nous met en état d’arrestation de la pensée. Au lieu d’être au service de Dieu, il se sert de lui, pour affirmer un pouvoir.
Nous ne sommes pas des unités closes sur nous-mêmes. On a reproché à l’islam de France de ne pas s’être élevé d’une seule voix contre les exactions des islamistes. Qu’en pensez-vous ?
L’islam est tellement varié ! Chacun a le Dieu de son état de conscience, chacun envisage le divin à partir de ce qu’il est. Quelqu’un resté très bébé fera de dieu une mère, auprès de qui régresser. Certains, tournés vers l’affectif, le verront comme le bien-aimé. D’autres, plus adultes, en feront la source de la loi. Pour beaucoup d’entre nous, aujourd’hui, il est la source intérieure de notre liberté, de notre plein potentiel de vie, de conscience, d’amour. Les soufis ont une vision d’Allah très profonde, intérieure, magnifique… menacée par les tenants actuels du pouvoir islamiste. L’état psychique du terroriste, c’est de se bâtir un dieu à son image, dominateur, saboteur, désireux de s’affirmer aux dépens d’autrui. Il y a quelque chose d’immature. Mais si l’on est un peu plus évolué, on ne peut plus se servir de Dieu de cette façon. Il faut prendre conscience que rien n’est absolu, que tout passe par le filtre de nos représentations et de nos choix.
Vous dites que ces deux faces du Coran sont à l’image de ce que nous sommes, capables du meilleur comme du pire…
Nous sommes l’un et l’autre, pas l’un ou l’autre. En nous, il y a du criminel, de la volonté de puissance, mais aussi de l’envie d’aimer. Dans mon face-à-face avec le terroriste, lui était l’expression de la violence que je n’exprimais pas – celle qui se niche, au fond, sous mon côté gentil. Et lui, derrière sa violence, hébergeait quelque part une particule de calme, une non-envie de tuer. L’ombre, c’est souvent de la lumière qui ne se donne pas. On sent très bien qu’il y a chez ces gamins une sorte d’amour refoulé, qui n’a pas eu l’occasion de s’exprimer. Ça macère et ça explose. Il ne s’agit évidemment pas de chercher des excuses, mais d’essayer de comprendre. Pour parvenir à toucher cette once de lumière en eux, il faut d’abord découvrir le terroriste et la pulsion de mort qui existe en chacun de nous, et comment les transformer.
Quelle différence faites-vous entre la colère et la haine ?
Dans la colère, il y a une extériorisation, quelque chose qui se décharge. On s’énerve contre quelqu’un, on exprime, on pleure, et puis on s’embrasse. La haine est au-delà, délestée de toute émotion et anxiété. Cette volonté froide de détruire est mystérieuse, inhumaine. Ces gens se disent des martyrs, mais ce n’est pas le cas. Un vrai martyr accepte de mourir pour sa foi, pour sa cause, mais lui ne tue personne. Les kamikazes se présentent comme les témoins de Dieu, mais de quel dieu parlent-ils ? Face aux atrocités, comme la Shoah ou les attentats du 13 novembre 2015, on demande souvent : « Où est dieu ? » Pour moi, c’est une question idiote, car Dieu est partout, il est la vie. Il est l’Etre dans toutes ses formes, autant ombre que lumière. Accuser Dieu ne veut rien dire ; on n’accuse pas l’espace ou l’existence d’exister. La bonne question est : où est l’homme ? Que fait-il de son existence, de sa conscience, de son intelligence, de Dieu, de son amour refoulé ? Nous avons le choix de nous poser en victimes ou en disciples de la vie. De nous faire objets – des événements, des circonstances, de notre code génétique, de notre famille, de notre contexte socio-culturel… – ou de devenir des sujets. Qu’est-ce que je fais de cet abandon ? De cette maladie ? De cette rupture ? De cette injustice ?
Le but, c’est d’aller au-delà des contraires.
Aujourd’hui, nous sommes très doués pour découvrir à quel point nous sommes déterminés. Tout ce que la vie nous donne est une occasion de conscience, d’élévation en amour et en sagesse, mais cela passe par un choix. Qu’est-ce qui fait que l’on bascule d’un côté ou de l’autre ? Il y a parfois une complaisance dans la lamentation, une façon de ne pas se prendre en charge – et de faire de ce qui nous accable une identité. On voudrait toujours une lumière sans ombre, un jour sans nuit, mais c’est impossible ! S’il y a du jour, il y a de la nuit. Le but, c’est d’aller au-delà des contraires. A mon avis, c’est là qu’on devient sujet. On n’est plus ni le bon, ni le mauvais, mais quelque chose de plus vaste encore, qui contient tout cela. Au terroriste, il faut parvenir à faire comprendre que ce n’est pas Allah qui se sert du fusil. Il y a sa propre main, elle peut orienter les choses différemment. A propos d’une religion ou d’un parti, demandons-nous s’ils nous enferment, dans une méfiance ou un prêt-à-penser, ou s’ils nous rendent plus vivants, plus libres, plus intelligents et plus aimants. La Bible, à mon sens, n’est pas là pour nous donner des réponses, mais pour nous stimuler, nous remettre en quête. Etre en question, voilà à mon avis ce qu’est l’intelligence.
On ne peut rester impassible face à la violence. Comment y répondre ?
On peut répondre à la violence par une violence plus grande, mais cela conduit à une escalade de violence, qui risque d’entraîner l’humanité à sa perte. On peut y répondre par une violence égale – œil pour œil, dent pour dent –, mais c’est toujours la violence. Les débordements sont inévitables, l’histoire le montre. Répondre à la violence par la fuite ou l’indifférence, c’est laisser faire le crime. On devient complice d’une violence qui peut se déployer sans entrave. Répondre à la violence par la conscience, telle est la voie prônée par l’Evangile. On confond souvent la non-violence avec la lâcheté. « Si on te frappe sur une joue, tends l’autre. » Il ne s’agit pas de tendre la même joue : ce serait du masochisme ou de la complaisance. L’autre joue indique une alternative. Ce n’est pas prendre la fuite, mais regarder en face, ne pas se laisser emporter par les mécanismes de la réaction. Il y a là un temps d’arrêt qui permet de prendre une distance, d’y voir plus clair et d’exprimer, non seulement la fermeté de sa conscience, mais la force de sa compassion, en prenant en soi la violence de l’autre et en transformant. Evidemment, cela demande d’avoir déjà fait soi-même du chemin…
Comment empêcher les prochaines générations de reproduire nos erreurs ?
L’éducation est fondamentale. Un enfant est un petit terroriste. Il veut que sa mère soit à lui, que les événements soient toujours en sa faveur. Il faut lui montrer que l’autre existe, que les limites existent – mais aussi qu’elles ne l’enferment pas. C’est toute la question de la réalité matérielle. Nous sommes mortels, limités, mais dans cette vie mortelle, nous pouvons nous ouvrir à l’infini. En pratique, je crois qu’il faut enseigner la méditation aux enfants, afin qu’ils apprennent à trouver en eux un lieu de paix, à partir duquel ils pourront accepter leurs limites, leurs faiblesses et leur vulnérabilité, mais aussi entrer en contact avec leur part la plus libre et la plus infinie. Si on est dans l’infini, on n’a pas besoin de tuer l’autre pour prendre sa place.
Nous ne savons plus voir à travers les choses... Il faut aussi leur apprendre à percevoir la beauté du vivant…
L’invisible se rend visible dans les choses les plus simples, les plus quotidiennes. Le visible n’est pas un obstacle à l’invisible. Toute chose est pleine d’invisible. S’il n’y avait pas de l’invisible entre nous, nous ne pourrions pas nous voir ! Nous sommes dans une société de l’image, mais nous ne savons plus voir à travers les choses. Nous consommons des images, au lieu de communier avec elles. Certains lieux de culte sont devenus des lieux de tourisme plutôt que de recueillement, de foi et de connexion. C’est la différence entre l’idole et l’icône. L’icône est ce lieu intermédiaire, où l’Esprit se matérialise et où la matière se spiritualise. Dans l’art de l’icône, il s’agit d’avoir le regard non arrêté par ce que l’on voit. De percevoir, à travers la beauté d’un corps, d’un visage ou d’un paysage, l’invisible qui le fait exister. De même, il faut avoir l’intelligence non arrêtée, la foi non arrêtée, le cœur non arrêté. Ce que nous savons, ce que nous aimons, n’est pas le tout. Une mère qui fait tout pour ses enfants, c’est trop. Une mère qui est tout pour son enfant, c’est trop. Dieu est toujours plus que les noms qu’on lui donne, les livres qu’on lui attribue ou les expériences qu’on en a. Etre dans l’idolâtrie, c’est confondre la représentation avec l’essence. C’est aussi vrai pour soi. Si l’on se connaît soi-même, comme une icône et non comme une idole, on s’aperçoit que soi-même, on ne sait pas ce que c’est. Plus on se connaît, plus on découvre l’inconnu.
Face au terroriste, vous êtes-vous senti protégé par des forces invisibles ?
La clé, c’est que j’étais prêt à mourir – aidé par l’expérience de mort imminente que j’ai vécue il y a de nombreuses années à Istanbul. La mort n’est celle que de nos limites. La vie continue, le fond de l’être est préservé. Bien sûr, je n’avais aucune envie de mourir, surtout d’une façon si absurde ! Mais dans le fond, je crois que je m’en étais remis à Dieu. Dans ces cas-là, il n’y a rien à faire d’autre qu’à se relier et prier. Non seulement son propre ange gardien, mais celui de son adversaire. Ne pas être complètement submergé par sa violence, mais discerner en lui ce qu’il y a de meilleur, l’étincelle de lumière tapie derrière son ombre. C’est en étant simple homme, humble et dépassé par la situation, que je suis parvenu à ébranler un tout petit peu sa posture. Au-delà des mots, des idées, des conflits, l’enjeu est de parvenir à toucher le silence qui habite chaque être, tout au fond. C’est à ce niveau que se crée la rencontre. C’est un travail de conscience, une connexion énergétique. Nous ne sommes pas séparés les uns des autres. Que décidons-nous de faire de cette relation ? A quel niveau décidons-nous de vivre ? Malgré une forme de résistance, on sent bien que les êtres humains sont faits, au final, pour s’aimer. En attendant, il faut parler, en partant d’un a priori de bienveillance, ou du moins de respect de l’altérité.
dossier paru dans la revue de l’INRESS d’Octobre 2016